La devanture

Il y a cette boutique.

Je passe devant le matin quand je vais prendre ma correspondance de tramway à pied plutôt que d’enchaîner deux lignes.

C’est une boutique d’optique. La vitrine met en valeur montures et paires de verres, on annonce des prix se voulant attractifs sur les lentilles et les solutions d’entretien, on vous fait rêver l’arrivée de l’été avec des solaires à l’angle de la rue.

Le mur est habillé par de grands affichages autocollants. L’un annonce les qualités de la propriétaire : l’enseigne est hors chaîne et elle clame son indépendance mais aussi ses diplômes.

Les deux autres sont des photos taille réelle mettent en scène cette propriétaire. Elle accueille les passants en face à face, sourire aux lèvres, lunettes – évidemment – sur le nez.

Et c’est déroutant.

Ça l’est parce qu’elle s’est âpretée, pour ces photos, elle y a mis du cœur, ça suinte, et elle est fière. Fière de son entreprise, de cette indépendance professionnelle, de ce qu’elle apporte à ses clients. C’est évident.

Mais elle ne correspond pas aux femmes qu’on s’attendraient à voir en grand sur une vitrine. Cette robe qu’on verrait mieux parmi les invitées d’un mariage provincial. Mince mais un peu trop, pas loin d’osseuse. Une coupe courte et basique, hors des standards stéréotypés de la féminité, même pas vaguement sophistiquée. Une peau marquée par les années, petites taches brunes, des rides, un peu. Une cinquantaine bien sonnée pas particulièrement épargnée par le temps.

Et pas de retouches logicielles.

Cette femme sur la photo, une part de nous à envie de lui donner un prénom en -ine pas complètement flatteur.

Elle est hors de toutes les représentations habituelles. C’est la voisine gentille qui t’a vu.e grandir et confie un paquet d’œufs en chocolat Ferrero acheté au supermarché à tes parents pour tes enfants tous les ans à Pâques et à Noël. On l’aime bien, cette voisine, dans le fond, même si des fois on s’échappe discrètement sur le palier, devant la maison, pour ne pas avoir à discuter 20 minutes de tout et de rien avec elle.

Ce n’est sûrement pas la femme qu’on s’attend à voir pour faire la promotion d’une boutique.

Et je trouve ça formidable, ces photos, ce décalage avec les normes imposées et enfermantes, cette fierté.

Ce matin, un type bronzé à la barbe de trois jours, brushing impeccable, lunettes de soleil glamours et regard perdu au loin conduit une jeep décapoté dans le désert. Sur la devanture du magasin d’optique.

Ah ça c’est sûr, c’est plus attendu. C’est vendeur. C’est conventionnelle.

C’est triste, aussi.

Moi, j’aimais bien l’idée d’aller acheter des lunettes chez la voisine de votre maison d’enfance. Si maintenant il faut que je traverse le désert…

Ressenti 19h48

Quand à 8h54 tu as déjà :

– passé une demi heure dans ton lit à échanger des doudou, gratter un dos, chantonné des comptines, compter des orteils et écouté des blagues à base de pipi et surtout de caca ;

– préparé deux petits déjeuner mais pas le tien ;

– fait les courses en ligne pour une semaine, une liste de choses à acheter aujourd’hui pour tenir jusqu’à la livraison ;

– désamorcé une crise entre frangins ;

– raté le desamorçage de la suivante, consolé la tristesse du petit parce que son frère lui a crié dessus, expliqué pourquoi le grand frère a crié, accueilli la frustration et la colère du grand qui voudrait « avoir une baguette magique pour faire disparaître les gens comme ça [il] pourrai[t] faire disparaître Popcorn » ;

– promis une séance ciné à la marmaille.

Tu sais que ton mercredi va être long. Très long.

On s’est croisé

Aujourd’hui, avant de récupérer les enfants, je suis allé retirer de l’argent. Un jeune homme faisait la manche. J’ai fouillé mon porte monnaie mais je n’avais que 10 centimes à lui donner. On a échangé quelques mots, pas grand chose. Il cherchait une cigarette.

Il était vraiment très jeune. Quelque chose chez lui m’a touchée. Il m’a remerciée de loin quand j’en ai fini avec le distributeur, de l’autre côté du trottoir.

Je suis allé chercher les enfants. On a acheté du pain. Je suis revenue sur mes pas avec eux, donner la monnaie du pain à ce jeune homme.

J’aurais voulu lui dire qu’il me touchait. Lui demander pardon de ne pas être plus généreuse. Lui demander son prénom.

Lui dire qu’il y avait quelque chose dans ses yeux, dans sa posture, qui m’a fait penser à mon neveu.

Je me suis retournée. Les enfants pioupioutant autour de moi. Il m’a dit merci de loin, une main sur le cœur.

Popcorn m’a demandé pourquoi on lui avait donné des sous. Peanuts a expliqué à ma place.

Ça m’a donné le temps de ravaler un trop plein dans mes émotions.

Slurp

Un jour du confinement, Celuiquim’accompagne est rentré du travail (oui, il y allait, lui) avec un escargot. Celui-ci s’était mis à l’ombre sur la roue de la voiture, au parking, et J l’avait délogé avant de démarrer.

Il a été au cœur d’une formidable activité de confinement pour Peanuts : on l’a baptisé Cracotte, on lui a fait une maison, qu’on nettoyait tous les jours, on l’a nourri, abreuvé, brumisé, on lui a trouvé deux copains (Globule et Gressin)… Puis on les a libéré quand il s’est agit de partir en vacances.

Le printemps suivant, aux premiers escargots croisés, Peanuts s’est souvenu avec tristesse de ses pensionnaires libérés. J’ai accepté qu’on en adopte temporairement d’autres. L’an dernier, ça lui paraissait tout naturel de le faire.

Ainsi, quand, par hasard, mercredi, on a trouvé plusieurs escargots sous une planche pourrie, il n’a pas eu à faire grand chose pour me convaincre.

Mais cette année, Popcorn s’y intéresse vraiment. Ainsi, on a deux maisons. Celle de Coquillage et de La Fugue d’un côté, et celle de Bulle et Bob de l’autre.

En vrai, les enfants ne s’en occupent pas tant que ça, comme tous les enfants avec un animal chez eux, et Celuiquim’accompagne s’est contenté d’apporter le premier spécimen pour se désintéresser ensuite de cette question. C’est donc surtout moi qui m’assure que nos pensionnaires se portent bien, qu’ils ont a mangé, à boire, que les maisons restent propres, ne restent pas en plein soleil, etc.

Et je ne pensais pas que c’était si intéressant, les escargots. Ils ont des caractères, des préférences. Par exemple, La Fugue, c’est moi qui lui ai choisi son nom, parce qu’il a tout de suite essayé de sortir de tous les trucs dans lequel je l’ai posé. Et il continue dès que j’ouvre sa maison. Bulle aime rester cachée. Bob ne manque que la carotte. Coquillage aime beaucoup les feuilles de radis. C’est aussi celui qui est le plus souvent hors de sa coquille.

Bref, les enfants m’ont adopté des escargots.

Take care

C’est un boulot à plein temps, de s’écouter et de jongler pour répondre à ses propres besoins. Analyser, comprendre, calculer. Trouver le temps, se promettre, remettre et s’y tenir. Évaluer, doser.

Mais ça porte ses fruits.

Ça change des choses. Ça demande de mettre des mécanismes en place. C’est long, c’est lent, mais petit à petit ça paie.

En petite monnaie